LES MULTIPLES EMBÛCHES SCIENTIFIQUES DE L’EAU
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CE QUE (NE) DISENT (PAS) LES CRISTAUX DE MASARU EMOTO
Lorsque la « mémoire » de l’eau est évoquée, ce n’est souvent ni Jacques Benveniste ni Luc Montagnier qui sont mentionnés – alors qu’ils sont pourtant les figures de proue de cette hypothèse – mais une tierce personne dont les travaux sont devenus emblématiques de cette propriété : Masaru Emoto.
Cet homme de nationalité japonaise est en effet connu pour avoir popularisé l’idée que l’eau était réceptive aux sons, aux mots, aux images et même aux intentions, en prenant des clichés de cristaux d’eau microscopiques.
Aussi, après avoir abordé les recherches sur les hautes dilutions de Benveniste et, à sa suite, les travaux sur la biologie numérique de Montagnier (nous invitons le lecteur désireux d’en savoir plus à consulter nos précédents articles qui leur sont consacrés), il est logique d’aborder cette personnalité le plus souvent citée par les personnes intéressées par la possibilité de la « mémoire » de l’eau.
Cependant, malgré son immense notoriété auprès des personnes qui tendent à défendre la « mémoire » de l’eau, il s’agit d’une figure très différente de Benveniste et de Montagnier. À commencer par le fait qu’en dépit de son titre de « docteur » (acquis auprès d’une université internationale libre plutôt obscure et qui a fermé ses portes), il n’est en aucun cas un scientifique – ni de formation, ni dans sa démarche.
Aussi, cet article abordera son travail sous un angle critique pour mieux en cerner les enjeux et les limites, alors qu’autour de son œuvre gravite une mythologie propice à la fantasmatisation, laquelle ne rend pas service aux personnes qui, elles, s’engagent à un travail rigoureux sur le sujet.
1 Des cristaux parlant
Ce premier titre est à peine exagéré ; car c’est l’idée sous-jacente du livre Messages cachés de l’eau que Masaru Emoto publie en 1999, lequel connaîtra un immense succès.
Cet ouvrage est essentiellement un livre de photographies de cristaux de glace réalisés à partir d’échantillons d’eau mis en contact de sons, de mots (écrits sur une étiquette qui est ensuite apposée sur le flacon), mais aussi d’intentions (l’exercice d’une pensée concentrée sur une idée ou un sentiment). Le résultat obtenu par cristallisation fournit ainsi une image du pouvoir contenu dans l’information ayant « touché » l’eau.
L’efficace de son propos réside dans une répartition dichotomique entre :
- d’une part, une information nocive pour la vie – associée à des mots ou à des intentions agressives, des musiques dites violentes –, qui aboutit à des formes non structurées, qualifiées de « boueuses » ;
- et d’autre part, une information au potentiel bénéfique – associée à des termes ou des intentions positives, des musiques douces –, qui elle génère au contraire des formes géométriques dont la symétrie et l’esthétique touchent l’œil.
Son procédé est ainsi présenté comme un mode de révélation des effets de l’environnement immédiat de l’eau, non seulement de nature physico-chimique, mais aussi de nature plus intangible, associée à la qualité intérieure de la personne qui la manipule : la pureté des formes illustrant la pureté de l’intention
2 La théorie du « Hado »
Les recherches de Masaru Emoto sont ainsi progressivement allées vers la démonstration d’une influence de l’eau dénuée de tout support de la matière.
Ses travaux se sont d’abord concentrés sur les sons dans le sillage des idées de Ronald J. Weinstrock qu’il a rencontré lors d’un séjour aux États-Unis : ce dernier était un chercheur intéressé par les applications thérapeutiques de l’énergie électromagnétique et l’inventeur d’une machine à « biorésonance cellulaire ». Emoto, de retour au Japon, commercialisera cet appareil sous le nom de MRA – Magnetic Resonance Analyser.
C’est cette pratique de soignant improvisé qui amènera Emoto à « informer » l’eau par le biais de photos de patients, en l’absence de leur présence physique, pour déterminer leur condition vitale profonde.
Les essais concluants – prouvés par le biais de photographies – l’ont ensuite amené à faire des tests sur les mots et les noms, avec l’idée que chacun d’eux porterait une information vibratoire ; puis en l’absence même de ceux-ci par la simple pensée. Ce qui fait sens dans la culture sino-japonaise, imprégnée par le concept de « ki » ou « chi », que l’on traduit mal par « énergie » et qui signifie plutôt « intention ».
C’est ainsi qu’Emoto a développé au cœur de ses ouvrages le concept théorique de « Hado » pour expliquer la relation entre une information, de nature parfaitement intangible, et la façon dont l’eau se cristallise. Le terme est souvent traduit par la notion de vibration ou d’onde vibratoire, qu’il attire du côté de la sémantique d’un concept comme le « ki » – au sens d’une énergie impalpable qui peut affecter l’environnement et la conscience.
3 Une démarche d’artiste
Si l’on se réfère aux déclarations de Masaru Emoto dans ses ouvrages, son procédé est simpliste : il consiste à geler des échantillons d’eau informés et à observer au microscope leur formation cristalline.
La réalité est toutefois loin d’être aussi limpide ; et le manque de clarté sur son procédé est un premier signe problématique de la part d’une personne dont la posture prétend être celle d’un scientifique.
Car, justement, la démarche scientifique est fondée avant tout sur la transparence, tant dans la démarche que dans les résultats obtenus, ne fût-ce que pour permettre la réplication des expériences et vérifier ainsi que ce qu’elles révèlent s’appuie sur des lois générales décrivant le fonctionnement de la réalité.
En réalité, Emoto prenait 50 à 100 prélèvements d’1 ml de l’échantillon à analyser, placés ensuite dans un congélateur à -25°C pendant 3 heures. Ce faisant, les gouttes se transformaient en glace dénuée de toute formation cristalline. Les cristaux n’apparaissaient en effet qu’à une température de -5°C sous la chaleur produite par l’éclairage du microscope, en croissant pendant environ 12 secondes – avant de revenir à l’état liquide.
Pour chaque prélèvement, le résultat ne donne évidemment jamais deux fois le même cristal, voire aucune formation cristalline ; et le choix du cliché le plus révélateur ou le plus approprié revenait à l’appréciation subjective d’Emoto lui-même. De ce point de vue, ses « recherches » sur l’influence de la pensée ou des mots sur l’eau sont le fruit d’un travail d’esthète, et non d’un scientifique – d’autant qu’il avoue ne pas se soucier de faire des tests en aveugle.
4 Une sémantique ambigüe
Un autre problème surgit aussitôt en prenant du recul avec sa démarche : l’idée que les cristaux puissent refléter la qualité d’une « énergie vitale » au profit de l’épanouissement des êtres vivants est certes fascinante, mais elle vient à l’encontre de ce que l’on observe dans la nature.
En effet, la cristallisation n’est aucunement propice à la vie : il suffit de contempler l’arctique et l’antarctique pour mesurer qu’il n’y a pas de vie qui y prolifère – hormis à leur surface et principalement à proximité des bords de l’océan, là où la vie, grâce à la liquidité justement, a tendance à s’ébattre. C’est pourquoi également l’on songe à cryogéniser les individus pour leur offrir une forme d’immortalité, en tant que procédé opérant une mort contrôlée.
En outre, il est important de prendre conscience que ce n’est pas l’eau liquide de ses échantillons informés qui donne naissance aux cristaux hexagonaux visibles sur ses clichés, mais la glace qui, sous la chaleur d’une lampe, se sublime en passant à l’état vapeur sans fusion pour ensuite venir se recristalliser sur une aspérité du bloc de glace congelé.
Or, l’étape de sublimation, en passant à l’état vapeur, signifie l’effacement irréversible de toute information possiblement encodée dans l’eau liquide…
Dès lors, si la démarche d’Emoto a rencontré un tel succès, c’est moins en raison de la rigueur de ses expériences que de l’imaginaire que véhicule la glace ; si bien que le sens qu’il lui attribue résonne naturellement en nous.
En effet, la translucidité et la rigidité de la glace connotent de façon archétypale la pureté et l’harmonie à l’abri hors du temps. Cependant, cette imputrescibilité n’a rien à voir avec la vie.
5 Combler des aspirations spirituelles
Il apparaît alors que la démarche de Masaru Emoto vient rencontrer un besoin de sens, non nécessairement conscientisé. Elle vient enrichir le réel en le dotant d’un indice de profondeur spirituelle en ce qu’il s’avérerait apte à nous « parler » par le truchement de signes cachés dans la structure de manifestations physiques.
Or, c’est le propre du « logocentrisme », que le philosophe Jacques Derrida a déconstruit dans son ouvrage De la grammatologie. Le logocentrisme est l’illusion que le sens d’un mot a son origine dans la structure même de la réalité, et rend intelligible cette structure. Cette perspective est notamment à l’origine de la représentation chrétienne d’un « livre de la nature » ; c’est-à-dire d’un monde tramé comme une écriture par la main de Dieu.
Ce à quoi le terme « mémoire » de l’eau fait écho, alors que ce terme humanise cette matière…
En ce sens, le travail d’Emoto répond à des aspirations de connexion spirituelle au monde depuis le déclin du religieux – en France, mais plus généralement en Occident.
D’autant plus que l’Extrême-Orient, depuis les conflits mondiaux, s’avère coloré par une aura de fascination qui rend attractive les figures de sagesse qui viennent de cette culture : les maîtres zen, les sages hindous, les maîtres d’arts martiaux, etc. Ce qui fait de son identité de chercheur japonais une sorte de garant (purement imaginaire) que l’on ne questionne pas.
Cette fascination pénètre en particulier des œuvres comme la Guerre des Étoiles, où le concept de Force dans cet univers de fiction est emprunté à la notion de « ki », si bien que cela influence notre vision d’un monde habité par des énergies subtiles qui lui donnent davantage de profondeur.
Le danger, réciproquement, est que cela alimente l’inclination humaine que la vérité (si elle existe) doit se conformer à une idée dont nous sommes a priori convaincus ; ce qui est une faiblesse qui frappe sans distinction…
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L’héritage de Masaru Emoto est donc en double teinte.
- D’une part, il est indéniable que sa démarche, grâce à son succès, ait contribué à vulgariser l’idée de la « mémoire » de l’eau. En témoigne à cet égard la rémanence de ses recherches au sein d’œuvres de culture populaire – du deuxième opus de la Reine des Neiges à la littérature « feel good » avec le roman Kilomètre zéro de Maud Ankaoua.
- D’autre part, toutefois, elle vient occulter le sérieux et la rigueur des recherches de personnalités scientifiques comme Jacques Benveniste, Luc Montagnier ou encore Marc Henry. Et, par la bande, elle vient entacher l’hypothèse de la « mémoire » de l’eau d’un mysticisme new-age qui la dessert, en donnant justement de l’eau au moulin de ceux qui soutiennent que cette propriété étrange n’est que pseudo-science.
Si l’idéologie qui sous-tend son travail est plutôt humaniste et constructive, en soulignant la valeur de pensées positives et l’usage de mots non violents pour l’épanouissement des êtres, il n’est toutefois pas besoin de passer par une manifestation dans la matière pour mesurer son intérêt. Nous faisons évidemment l’expérience de la douleur d’être rabaissés et celle de la joie d’être valorisés.
Aussi, passer par une objectivation de ce dont nous faisons l’expérience est ambigu. Si cela peut étayer ce que nous éprouvons (qu’il est si facile de dénier ou de dénigrer), en revanche ce procédé ne fait que renforcer ce que le philosophe Michel Henry nomme la « barbarie » : la négation de l’intériorité affective au profit d’une objectivité qui disqualifie l’intime épreuve de soi. Tout l’enjeu est alors plutôt de cultiver à la fois un esprit critique et une vision spirituelle qui fasse droit à la dimension abyssale de l’existence.