La mémoire de l’eau
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Une réflexion philosophique inspirée du Yi-Jing
L’importance des fontaines à eau au quotidien est très contemporaine. Elle est liée au développement technique – en particulier des systèmes de réfrigération et de gazéification de l’eau, ainsi que des moyens de filtration – mais aussi à l’élargissement de notre cadre de pensée autour de la santé – lequel fait l’objet d’une législation en évolution (voir ce que dit la loi Egalim).
Si cet objet est devenu presque trivial dans les entreprises, il réactualise cependant la valeur accordée depuis les débuts de l’humanité au puits : soit un point d’eau potable dont on contrôle l’accès par un outillage spécifique, qui en fait une ressource fondamentale pour la survie et l’épanouissement d’une tribu. Sans les puits, l’humanité n’aurait pu habiter des espaces aussi hostiles que les déserts.
Loin des analyses techniques ou législatives gravitant autour des fontaines au cœur des précédents articles, ce petit texte propose ainsi une réflexion de nature philosophique.
L’enjeu est d’explorer brièvement le potentiel symbolique que véhiculent les fontaines à eau en milieu professionnel à la lumière du Yi-Jing, le Livre des Mutations, de façon à raviver l’héritage de notre humanité en prise avec les éléments primordiaux du monde – héritage toujours enfoui dans nos mémoires profondes.
1. Aux sources du Livre des Mutations
L’image du puits est un symbole efficace connotant les trésors cachés, logés soit dans des espaces hostiles, soit dans l’intériorité énigmatique de l’individu. C’est une image dynamisée par de nombreux récits à portée allégorique, depuis la Bible à des œuvres contemporaines comme Le Petit Prince de Saint-Exupéry.
Il peut donc sembler étrange de se tourner vers l’un des plus anciens textes d’une tradition philosophique complètement éloignée de la nôtre, le Yi-Jing (souvent traduit par Livre des Mutations ou Classique des Changements) pour évoquer la symbolique du « puits » – et par extension son avatar contemporain qu’est la fontaine à eau branchée sur le réseau. D’autant plus que cet ouvrage est souvent associé à un New-Age tapageur, car associé à des pratiques dites divinatoires qui font mourir de rire n’importe quel esprit cartésien.
Mais il faut plutôt prendre en compte que le Yi-Jing est un livre remarquable qui vient bouleverser nos catégories occidentales ; et c’est plutôt la difficulté de le cerner qui lui vaut sa réputation d’ouvrage ésotérique que son contenu.
Tout d’abord, le cœur du livre est un système de signes binaires (un trait plein et un trait coupé) dont la superposition en 6 couches forment un ensemble de 64 hexagrammes. Ces traits désignent les forces du yin et du yang qui sont, dans la tradition chinoise, à l’œuvre dans le tissu même de la réalité.
Ce n’est donc d’abord pas tant par son contenu que l’ouvrage se distingue que par la façon dont il est composé ; car son tracé initial n’a rien à voir avec l’écriture : il n’est pas constitué de mots mais de simples marques. Si bien qu’il n’appartient à aucune langue et ne possède pas, non plus, sa propre langue.
Il n’y a pas de discours dogmatique du Yi-Jing. Les 64 figures qui le composent reflètent le monde en prenant en charge à la fois la diversité des phénomènes et à la fois leur dynamisme ; car les traits des figures sont voués à se métamorphoser selon des règles de permutation ou de conservation qui illustrent les principes du changement et de l’impermanence que l’on peut observer au fil du temps.
Ainsi, le Livre des Mutations n’est pas un livre au sens classique du terme, car il n’obéit pas à une trame discursive linéaire. Il s’appréhende davantage comme un dispositif à manipuler : pour savoir quel hexagramme consulter, un jeu de tirages aléatoires est réalisé.
Cependant, l’objectif du livre n’est pas de tirer profit de l’intelligibilité du réel pour anticiper le cours des événements, mais au contraire de rendre intelligible le moment présent afin de cultiver l’aptitude à accepter sereinement ce qui se produit, comme l’expression d’un destin.
2. L’hexagramme du « Puits » dans le Yi-Jing
Bien que le Yi-Jing ne propose aucune vision dogmatique fondée sur des vérités générales – car seuls comptent le caractère mouvant du réel et la faculté de suivre son cours –, son réseau d’hexagrammes s’appuie sur un ensemble d’images symboliques qui font l’objet de commentaires écrits par différents sages (dont le célèbre Confucius) ou aujourd’hui des intellectuels qui s’emparent de cet ouvrage fascinant.
Or, l’un des hexagrammes s’intitule significativement le « Puits », traduction privilégiée de l’idéogramme « Jing » associé à ce quarante-huitième symbole du livre (l’idéogramme « Jing » peut également signifier : « en bon ordre », « régulièrement » et « terrain carré divisé en neuf parties égales »).
Si un hexagramme n’est pas un texte mais une figure, elle se prête cependant à une lecture pour l’initié. Pour en développer le sens implicite, il faut savoir qu’un hexagramme se lit de bas en haut, en se déchiffrant depuis sa base vers son sommet.
La position de chaque trait est associée à un indice d’adéquation ou d’inadéquation dans la mesure où les traits yang (trait plein) sont associés aux valeurs impaires et les traits yin (trait coupé) aux valeurs paires.
À cela s’ajoute la superposition de différents systèmes interprétatifs, soit en regroupant les traits par couple de deux en réduisant l’hexagramme à une structure tripartite (la « terre » en bas, l’« homme » au milieu et le « ciel » en haut) ; soit en regroupant les traits en trigrammes en réduisant la figure à une structure binaire : en l’occurrence, pour le « Puits », le trigramme du « Bois » surmonte ici celui de l’« Eau ».
Le commentaire des 10 Ailes donne des clefs pour comprendre trait à trait la structure de chaque hexagramme – que l’on peut retrouver notamment dans l’édition de Cyrille Javary et Pierre Faure – et permet de guider la lecture du « puits ».
Tout d’abord, la parité entre les traits yin et les traits yang évoque un équilibre suggérant la nécessité d’allier patience et habileté. Plus précisément, le déroulement des traits décrit la structure d’un véritable puits, depuis son fond humide et envasé, jusqu’à son sommet où est perçue la source fraîche (le yin retrouvant sa place progressivement dans les places paires qui lui sont bénéfiques).
La lecture traditionnelle de l’hexagramme souligne ainsi la valeur de la capacité à s’organiser pour rendre claire la source d’origine : le « puits » suppose que soit mis en œuvre un lien qui articule la ressource enfouie de l’eau et le monde extérieur où vivent les êtres humains, en tant que dispositif de mise en lien.
3. L’art de se ressourcer autour du « Puits »
Parmi les autres commentaires des hexagrammes, on compte également les Jugements du roi Wen à la fin du second millénaire avant notre ère. Ceux-ci ont vocation à donner des pistes pour interpréter le sens de la figure dans sa globalité. Une traduction proche du texte chinois donne ceci, comme un poème elliptique :
Les fiefs ne changent pas les puits
Ni pertes ni gains
Allées et venues en bon ordre
Qu’arrive l’étiage
Que manque la corde au Puits
Que se brise la cruche
Fermeture.
Soit un texte obscur au premier abord qui exige un effort d’interprétation. Mais l’analyse de l’idéogramme « Jing » peut aider à décrypter une partie de son sens.
En effet, l’idéogramme ne représente pas un puits mais un dispositif ; plus précisément un type d’organisation agricole dans l’Antiquité, élaborée à partir d’unités territoriales divisées en neuf parcelles sur lesquelles étaient installées huit familles paysannes. La neuvième parcelle, celle du centre, n’était allouée à personne ; c’était en son centre que l’on creusait le puits qui alimentait l’ensemble du système.
Ainsi, le « puits » est perçu dans l’Antiquité chinoise comme un point de repère qui demeure fixe malgré les turbulences de l’histoire et les changements qui affectent la surface. Ce n’est pas non plus un endroit d’accumulation mais d’échanges, puisque « ni pertes ni gains » ne l’affectent : ce qui le fait fonctionner, c’est le mouvement qui s’organise autour de cet axe central.
Passer par la tradition chinoise présente l’intérêt d’aborder le puits ou la fontaine à eau sous un angle différent de la vision occidentale ; car ils sont une ressource qui nourrit parce qu’ils relient à une communauté.
Significativement, le caractère employé pour désigner cet hexagramme est le même pour désigner toute structure qui génère une activité harmonieuse et féconde. Puisqu’il ne figure ni poulie ni margelle, mais un système de fermage qui organise l’espace, le « puits » se fait ainsi symbole de l’aptitude à vivre ensemble.
En écho à la polysémie de l’idéogramme « Jing », qui signifie également « en bon ordre », l’accès durable à cette ressource requiert des efforts et un soin particulier. Bien que personne ne puisse s’en approprier le contrôle définitivement, chacun en porte la responsabilité ; ce qui suggère à la fois la valeur de la mise en lien avec autrui et la force qui en découle pour la richesse de sa propre existence.
4. Les horizons mouvants de l’hexagramme
La richesse sémantique de l’hexagramme 48 intitulé le « puits » s’enrichit de la prise en considération des figures qui marquent son horizon au sein du Yi-Jing : d’une part la figure qu’il contient à partir de la recombinaison de ses hexagrammes nucléaires (les traits 2, 3 et 4 et les traits 3, 4 et 5) ; d’autre part la figure qui lui est antagoniste par permutation inverse des traits.
Car ce ne serait pas restituer véritablement le potentiel de signification du Livre des Mutations que d’aborder une de ses figures indépendamment de la logique de métamorphose des hexagrammes en d’autres, laquelle est son propos singulier.
L’hexagramme contenu de façon implicite dans la structure des traits du « puits » est l’hexagramme 38 intitulé « Kui », généralement traduit par « divergence ». Cette figure traite en particulier des antagonismes ainsi que de la résolution des conflits. Car qui dit différences entre points de vue ou entre sensibilités dit réciproquement contrariétés, contestations, voire désaccords entre personnes.
On peut lire cette parenté profonde entre les deux hexagrammes comme la prise de conscience qu’un point central de ressourcement comme un puits est le lieu même de la tension féconde inhérente à toute communication. Mais aussi à un niveau symbolique, comme le travail secret de l’élaboration de la parole, au sens où l’idée constitue l’eau profonde de la pensée d’un être, et son expression par le langage, le travail de construction d’une mise en lien tournée vers l’extérieur.
L’hexagramme opposé au « puits » est l’hexagramme « Shi He », traduit généralement par « mordre et unir ». Leur relation d’opposition concerne en premier lieu le rapport à la nourriture, notamment la manière d’y accéder.
L’hexagramme « mordre et unir » évoque la volonté de s’approprier de façon vigoureuse et décidée, quitte à détruire les obstacles qui freinent l’accès à la satisfaction du besoin, une nourriture carnée et solide ; tandis que dans l’hexagramme du « puits », il est question d’une nourriture essentiellement liquide et claire.
Le fonds de la situation entre les personnes n’est pas le même, car en rapport avec l’identité même de la nourriture. En effet, il ne dépend pas de la volonté des individus qu’un puits se remplisse ; aussi l’attitude évoquée de façon sous-jacente est-elle la patience – alors qu’obtenir de la nourriture carnée peut passer par une intervention ferme et éminemment active, à l’image du chasseur.
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Que retirer de cette brève lecture du Yi-Jing au sujet du puits et, par extension, des fontaines à eau ?
Du point de vue de l’imaginaire de la chine antique, le puits donne accès à une source d’eau invisible et profonde qui est une image privilégiée du yin (le symbole de la féminité, du froid, du mou, de la terre, etc. par opposition et complémentarité au yang, symbole de la masculinité, du chaud, du dur et du ciel, etc.).
Il invite à prendre en considération une perspective selon laquelle l’humanité n’est en aucun cas séparée des éléments fondamentaux du monde, comme l’eau ; qu’elle est en relation avec eux pour se nourrir et se vitaliser. Et par extension, il est le symbole d’une attitude dominée par la patience, la faculté d’être à l’écoute, au profit d’un dynamisme fécond par le biais des échanges.
Il va de soi qu’il ne s’agit que de perspectives idéales ; mais le propre du symbolisme est de dynamiser le regard que l’on porte sur les choses en leur conférant davantage de profondeur – à condition de les considérer avec attention.
Par extension, une fontaine à eau en entreprise est loin d’être un objet si trivial, s’il est vrai qu’il représente une opportunité dans un monde où le repli sur son intériorité, loin du contact parfois stimulant avec les autres, est une puissante tentation : l’opportunité de se relier aux autres dans le partage de notre besoin de se ressourcer – tant par l’hydratation que par l’échange à cœur ouvert.